On entend que ce à quoi on résiste persiste, qu’il faut accepter l’inconfort, l’angoisse, le malêtre, laisser vivre ce qui se présente pour que cela puisse mourir.

Mais c’est quoi accepter au juste ? Ce n’est pas juste dire oui avec la tête, ce n’est pas juste une pensée que l’on formule, un consentement intérieur que l’on donne.

Accepter c’est accueillir. C’est épouser la situation, s’abandonner dans les bras de ce qui s’exprime, quitter son espace de sécurité, de contrôle, de peur.

Accepter de mourir si on veut vivre.

Accepter de laisser mourir ce qui en fait n’a jamais existé et qui est une pure construction de l’imagination.

Dans de telles conditions, comment est-il possible d’accepter ?

Comment ce qui n’existe pas peut-il accepter de mourir ? Comment ce qui veut vivre peut-il accepter de mourir ?

Est-ce une décision ? Est-ce une bataille ? Est-ce regarder ses peurs en face ?  Est-ce voir ce que l’on accepte pas ? Est-ce se laisser tomber dans l’abîme de l’angoisse ? Comment faire pour arrêter de résister ? Est-ce que je peux avoir le contrôle de cela ?

Il y a longtemps, j’avais 20 ans, je me suis retrouvée dans un champs, au milieu de la nuit. Le feu crépitait, les guitares se faisaient entendre, les gens parlaient, fumaient, dansaient. L’air était tiède, c’était le début de l’été. L’ambiance était joyeuse, tranquille, festive. Tous les visages m’étaient familiers, tous étaient mes ami-es. La fête allait durer une partie de la nuit.

Et puis d’un coup ça a commencé à se serrer dans ma poitrine. Ma respiration s’est altérée, l’agitation est arrivée sans crier gare. Un malaise a commencé à m’envahir. Autour de moi tout semblait absolument normal, gai, tout le monde semblait aller tellement bien. Mais mon monde intérieur était en train de s’assombrir, de s’affoler, de s’effondrer. Ça n’allait pas du tout. L’angoisse était en train de monter, et je commençais à perdre pied. Pourquoi ? Je n’en avais aucune idée. Je n’étais pas sous l’emprise de l’alcool ni de drogues. La minute d’avant tout allait très bien, j’étais très heureuse, je parlais je dansais, la vie était belle.

Plus les secondes passaient et plus le malêtre empirait. La panique s’était emparée de moi, de mon corps tout entier, et ma tête, affolée, a commencé à chercher des solutions. Mais il n’y en avait pas. Un médecin n’allait pas arriver dans ce champs au milieu de la nuit, un hélicoptère n’allait pas se poser pour m’emmener. Ce n’était pas encore l’époque des téléphones portables, et le sentiment d’être totalement loin de tout et insauvable était terrible.

J’étais en train de mourir. Voilà ce qui était en train de se passer, dans mon ressenti. Le malaise, la panique étaient en train de monter en puissance, avec une telle intensité que mon corps s’est laissé tomber.

De la position assise, je me suis retrouvée allongée dans l’herbe, en train de mourir. Les guitares, le feu, les gens, le brouhaha, tout avait disparu. J’étais seule avec mon angoisse qui prenait tout l’espace. Je me souviens de ce ciel d’été, paisible et chaud, qui me regardait d’un air de dire « tu vas mourir et je suis le seul à le voir. » Je me suis plongée dans cet océan céleste, il n’y avait plus que ça qui existait, ça et mon angoisse.

A un moment très précis, alors que l’angoisse était à son paroxysme, j’ai vu, senti qu’il n’y avait clairement aucune issue. Rien ne pouvait me sauver, je ne pouvais rien faire, aller nulle part, j’étais coincée. Il y avait la douleur, la panique, la peur, et l’impuissance totale de s’en échapper.

A ce moment précis, une décision s’est prise. J’ai accepté de mourir. Vraiment.

J’ai regardé le ciel, et plutôt que de le repousser, je m’y suis abandonnée. J’ai lâché. Ça a lâché.

Le message qui était adressé à ce moment précis au ciel, à l’univers, était « c’est ok, je suis prête, plus rien ne me retient ici, je suis prête à partir. » Entièrement, totalement, un grand OUI. C’est ok, je suis prête à mourir. Tout mon être s’est donné à cette décision qui s’est prise, qui s’est exprimée, comme la seule solution, la seule voie possible avant l’implosion générale de mon système. Il n’y avait pas la notion de ce que j’allais laisser sur Terre, pas de tristesse, pas de peur, pas d’hésitation non plus. C’était le moment, le bon moment, le seul moment.

Une immense ouverture s’est faite sentir, comme une fulgurance, une évidence. L’arrêt de la lutte, de la fuite, de la peur. Ok, je lâche, j’abandonne, je capitule, je me rends. Je quitte ce que je sais , ce que je crois, ce que je suis. Et c’est ok. Je me laisse tomber, emporter par ce ciel qui me tend les bras. La mort est la-haut, je le sais, je le sens, je le vois. Et dans un dernier souffle, je m’adresse au ciel et lui dis : « je suis prête à partir, je suis prête à mourir ».

Silence.

Immensité.

Calme.

Silence encore.

Le temps se suspend. Et en un instant, tout s’est arrêté. La panique, l’angoisse si intenses qui prenaient toute la place, disparues, en un éclair.

Et je reviens à moi, à mon corps, à mes sensations. Toujours allongée dans l’herbe, je ressens un calme profond. Plus la moindre trace de malaise. Tout est paisible, tranquille. Ça respire. Les sons des guitares arrivent doucement, les voix, les rires, le feu, tout apparaît et retrouve sa place dans la chaleur de la nuit. Le ciel est toujours là, immense. Les étoiles scintillent.

Où est passée mon angoisse ? Où sont ces sensations d’angoisse, de « je vais mourir » ? Elles se sont effondrées dans l’acceptation de mourir.

30 ans après je me rappelle de cette inoubliable nuit avec une extrême limpidité. Cette expérience, pourtant douloureuse au départ, va être un des plus beau moment de mon existence.

Je viens de faire l’expérience de l’acceptation, la vraie acceptation. Pas celle de façade, pas une acceptation en demi-teinte, pas une acceptation stratégique. Non, une acceptation totale, sans retour, un aller simple pour l’inconnu. Un adieu. Un à Dieu.

Je n’ai pas eu le choix. C’était mourir ou mourir. J’ai accepté de mourir. Ou plutôt, l’acception de mourir s’est faite. J’ai arrêté de dire non, j’ai arrêté d’avoir peur, j’ai arrêté d’espérer, et je me suis déposée sereinement dans les mains de Dieu. Tout s’est arrêté pour ne laisser la place qu’à l’instant.

J’ai accepté de mourir, mais la sensation que j’ai c’est surtout d’avoir vécu l’acceptation. Je n’ai pas décidé intellectuellement. La décision, l’acceptation est venue de cette une urgence absolue qui n’a pas laisser d’autres choix.

Alors peut-on accepter ?

Tant qu’il y a de l’espoir, il y a une prise possible, on s’accroche, on lutte, on cherche, on se débat, c’est la guerre. Quand l’espoir disparaît, quand toute issue est vaine, quand l’heure de mourir sonne, alors la véritable acceptation peut surgir. Alors on se laisse tomber, vraiment tomber, sans le désir caché d’être attrapé au vol.

Il ne s’agit pas de croire, d’avoir la foi. Ce serait encore une stratégie, une porte de derrière. Cette acceptation est abandon, mais pas un abandon de la vie. C’est un abandon des résistances, des peurs, des fabrications, de l’imaginaire. A ce moment là, quand on se donne à la mort, il y a une profonde liberté qui se fait sentir. On sait qu’on ne quitte pas la vie. On le sent. La vie ne peut pas mourir. C’est une évidence qui coule dans chaque cellule. L’espace d’un instant il n’y a plus de séparation, comme un retour à la Source.

Quand la conscience du corps réapparaît, quand le personnage revient, il y a comme une nostalgie. Un résidu de silence demeure. Comme si on vient d’être touché par la grâce.

Je viens de recevoir mon premier grand enseignement. Et il va m’être très précieux. Pour moi-même mais également pour toutes les personnes que je vais accompagner par la suite.

Quand tu a senti ce qu’est l’acceptation une fois, elle est en toi pour toujours. Non pas qu’elle puisse se reproduire sur demande, ça ce n’est pas possible, en tous cas ça ne l’a pas été pour moi. J’ai vécu par la suite d’autres crises d’angoisse, certaines très fortes, et l’acceptation n’a pas été vécue, malgré cette expérience. Mais elle est là, comme un guide. Elle existe. Elle a du sens. Quand elle ne s’incarne pas elle me montre tout ce à quoi je tiens encore et que je ne veux pas lâcher.

La vraie acceptation est donc l’acceptation de mourir. A soi-même, à ses croyances, à ses espoirs, aux illusions. A ce que l’on pense être. C’est se déposer, ici et maintenant, dans les mains de Dieu. De la Vie.

Mais on ne veut pas mourir.  On voudrait lâcher mais ça ne lâche pas. Il y a cet instinct de survie qui lutte envers et contre tout.

Quand l’angoisse nous dévore, on cherche désespérément le calme, ou toute bouée qui pourrait nous garder la tête hors de l’eau, à laquelle on pourrait s’accrocher pour ne pas sombrer. Or pour être sauvé il faudrait justement lâcher la bouée. Mais on a peur de lâcher. Peur de disparaître. Peur de mourir. Une peur irrationnelle comme un ultime effort pour inspirer.

Pourtant personne ne va mourir. Puisque tout n’est que construction du mental. Ce que je pense être est une illusion, ce que je pense perdre l’est tout autant.

La seule chose qui peut mourir c’est l’angoisse.

La vraie acceptation ne se décide donc pas. Elle se vit.

Mais la prise de conscience de ce que je vis, de comment je fonctionne, de tout ce à quoi je tiens, y compris ce que je pense être, est un pas sur le chemin.

La liberté se cherche, j’apprends à écouter.